Contraint par la législation, la manière dont les agriculteurs commercialisent leurs céréales n'a pas beaucoup évoluée depuis un siècle. En France, la vente de céréales par les agriculteurs est réglementée. Si le producteur ne consomme pas sur place sa production (semences, bétail) ou s'il ne la met pas en dépôt auprès d'un organisme stockeur, il doit obligatoirement livrer ses céréales à un organisme collecteur autorisé, qui perçoit les taxes spécifiques au moment de la facturation. Ce qui signifie également que si l’agriculteur veut stocker ses céréales dans sa ferme, il doit en demander l’autorisation administrative et devenir un organisme stockeur agréé…
En conséquence, la plupart des céréaliculteurs stockent leurs récoltes dans des silos proches du lieu de production qui sont le plus souvent la propriété de coopératives agricoles ou de négoces privés qui collectent la production.
Pour vendre leur récolte, les agriculteurs, soit, la vendent, au comptant, au prix offert par celui qui détient le moyen de stockage ; généralement inférieur au prix du marché.
Soit, ils commercialisent eux-mêmes leur production sur les marchés à terme des produits céréaliers. Dans ce dernier cas, même si ils bénéficient d’un prix potentiellement meilleur, les céréales sont souvent stockées « en dépôts » chez des organismes stockeurs. Où, elles sont mélangées aux autres…
Un sondage réalisé début 2019 par terre-net.fr indique que 57,5% des céréaliers commercialisent eux-mêmes leur production. Et lors de la campagne 2017/2018, 58,5 millions de tonnes de céréales ont été collectées, soit 86 % de la récolte. Le reste a été consommé ou stocké à la ferme.
Ce système avec ses intermédiaires a, certes, contribué à nourrir, une population en plein essor, en rationalisant la chaîne logistique des cultures, mais il a également pesé sur les marges des agriculteurs et réduit le choix des acheteurs en gros et des consommateurs finaux en ce qui concerne la qualité et la provenance des céréales. Une Marketplace qui relierait directement les agriculteurs et les acheteurs garantit la qualité et transparence de la source des céréales pour les acheteurs ; notamment ceux disposés à payer un supplément pour cette qualité.
De plus, une marketplace agricole ne se limite pas aux céréales. Une plateforme agricole peut inclure d'autres types de cultures comme le colza et le soja, ou des produits agricoles que les consommateurs sont déjà disposés à acheter à un prix plus élevé (produits bio). Et il y a une très grosse opportunité pour les opérateurs de la place de marché. En effet, en France, le marché de la production agricole avoisine les 75 milliards d’euros par an (dont 45 milliards pour les céréales).
Alors que les consommateurs exigent de plus en plus de savoir comment leur nourriture a été produite, ainsi que sa qualité nutritionnelle, les acheteurs doivent regarder au-delà des silos à grains et traiter directement avec les agriculteurs qui savent répondre à leurs besoins. En outre, les agriculteurs qui produisent des aliments de haute qualité, comme le blé à haute teneur en protéines, devraient obtenir une prime pour cette qualité.
Aux USA, la licorne Indigo AG a ouvert la voie ! Indigo AG a prouvé le bien-fondé d’une marketplace de produits agricoles non transformés et mis au point la technologie nécessaire pour rassurer les acheteurs sur le fait qu’ils recevaient des aliments de qualité et éthiques.
Pour assurer aux consommateurs la qualité et la source des aliments, Indigo certifie les cultures vendues sur sa marketplace. Comme Indigo l’indique sur son site, ses agronomes travaillent aux côtés des agriculteurs pour collecter des données sur les cultures, les vérifier et les mettre à la disposition des acheteurs.
Cette plateforme attire désormais de gros acheteurs. En 2017, Grain Craft (la plus grande entreprise de minoterie indépendante aux Etats-Unis) a accepté d’acheter 1 million de boisseaux de blé (27.210 tonnes) à identité certifiée par le biais d'Indigo à 43 cents de plus le boisseau par rapport au prix des produits de base (près de 10%).
La capacité d'Indigo AG à décrocher de gros contrats avec de grands acteurs du secteur prouve qu'il existe une demande pour des céréales issues de cultures certifiées et que les acheteurs sont prêts à payer plus en contrepartie de garanties. Mais ce modèle qui repose sur des agronomes sur le terrain peut-il évoluer ?
Pendant longtemps, les céréaliers ont, non seulement, stocké et vendu du grain, mais ils ont également analysé la qualité du grain. Aujourd'hui, aux USA, des plateformes de services comme Farmers Business Network ont profité de la révolution des données et de la téléphonie mobile pour mettre les data relatives aux exploitations agricoles et aux cultures à la portée des agriculteurs. Farmers Business Network (FBN) propose des outils permettant de classer les semences, de fournir des données de référence pour les rendements et les sols, de cartographier la réponse des exploitations à l’application d’intrants, etc. En plus de fournir aux agriculteurs des données sur leurs exploitations, ils fournissent également des informations de marché relatives aux cours, aux capacités de stockage, de transport et de commercialisation.
Imaginez si toutes les analyses à la ferme étaient envoyées directement à une place de marché de produits agricoles. Des marketplaces comme Indigo n’auraient pas besoin d’agronomes de terrain pour visiter des fermes afin de recueillir des données. De plus, FBN aide également les agriculteurs à trouver des acheteurs directs et dispose d’une place de marché naissante pour les intrants agricoles et les gros équipements tels que les tracteurs.
À mesure que ces plateformes évoluent, tout agriculteur peut acheter des données éprouvées, fiables sur son contexte de production et soumettre ces données à des places de marché lorsqu’il veut vendre sa récolte. Les progrès de la technologie sans fil et du traitement des données ont permis aux agriculteurs d’en savoir plus sur leurs cultures et de partager ces données avec de multiples canaux de commercialisation en un seul clic.
Indigo et FBN indiquent clairement que les agriculteurs et les acheteurs peuvent bénéficier d’une relation plus directe qui élimine les intermédiaires et permet aux agriculteurs de disposer de leurs propres données. Bien entendu, même sur une marketplace, cette transaction est facilitée par un tiers : l’opérateur de la plateforme…
En France aussi l’activité de vente de grains n’échappe pas à la vague de digitalisation. Et les offres se multiplient pour gagner en transparence et en autonomie. Même si pour le moment toutes ces nouvelles offres ne sont pas véritablement holistiques, en tentant de digitaliser de façon dispersé de petits pans de la filière…
Il existe d’ores et déjà des places de marchés dédiées aux professionnels du grain, mettant en relation directement agriculteurs et acheteurs : Boursagri et Ositrade. Véritable lieu de confrontation dématérialisé entre l’offre et la demande, ces plateformes fluidifient les échanges.
Ositrade, grâce à la technologie blockchain d’IBM, offre à ses utilisateurs une assurance de traçabilité des grains. Notamment auprès de l’industrie agroalimentaire et la grande distribution, où il garantit aux consommateurs une traçabilité totale. Il simplifie aussi grandement les tâches administratives, lourdes pour les opérateurs.
ComparateurAgricole.com, lancé en décembre 2016, est, comme son nom d’indique un comparateur des prix agricoles. La plateforme permet aux agriculteurs de comparer différentes offres d’un panel d’acheteurs et de courtiers pour leurs produits (blé, orge, colza, engrais…). L’entreprise travaille en outre avec les transporteurs nationaux afin d’optimiser le coût de la logistique.
Notons également la plateforme potatomarket.com qui est une plateforme de services désintermédiés entre producteurs et acheteurs de pommes de terre. Et contrairement aux autres, potatomarket est d’ores et déjà internationale… Par ailleurs, comme pour Indigo AG, potatomarket.com assure la traçabilité grâce à des agronomes certifiant la qualité.
Le point commun entre toutes ces démarches ? Proposer des alternatives aux systèmes de vente « traditionnels », de façon à simplifier les circuits de vente, et de gagner en transparence.
Des outils d’aide à la décision ont également vu le jour ces derniers mois. À quel prix espérer vendre une moisson ? Comment gérer le risque de la volatilité des prix ? Contrairement aux offres Boursagri, Ositrade et ComparateurAgricole.com, ces aides ne permettent pas de vendre directement sa moisson, mais elles apportent un service pour les prises de décision. Prix-moissons.com, par exemple, est une plate-forme gratuite et collaborative, sur laquelle les agriculteurs renseignent le prix auquel ils ont vendu leurs céréales (blé, maïs, orge, colza, etc.). L’objectif du site, lancé en septembre 2018, est aussi d’amener plus de transparence sur le marché de la commercialisation des céréales. Il offre la possibilité de consulter les prix enregistrés par les agriculteurs sur l’ensemble du pays. Anonymes, les données sont toutefois géolocalisées à l’échelle des communes, de manière à estimer un potentiel de vente vis-à-vis des prix aux alentours. L’outil a été proposé par Farmleap, premier centre d’études techniques agricoles (Ceta) numérique. Il sera d’autant plus utile si un grand nombre d’agriculteurs y prend part.
Cependant, contrairement à Indigo AG, toutes ces startups n’ont pas encore de vision holistique de leur filière. C’est-à-dire qu’elle créée de la valeur en facilitant l’ensemble des échanges entre une communauté d’agriculteurs, leurs clients et leurs fournisseurs de biens et services : logistique, stockage, conseils agronomiques, certifications, matériels, etc. Ce qui rendrait la plateforme incontournable et très difficilement copiable.
Leur permettant de passer du statut de startup à celui de scale up et pourquoi pas de licorne comme Indigo AG qui en 5 ans d’existence a levé 650 millions de dollars et est valorisée 3,5 milliards de dollars.
Une marketplace est une plateforme. Comme toutes les plateformes, elle se développe lorsque les producteurs (agriculteurs) et les acheteurs de produits agricoles non transformés trouvent tous les deux de la valeur dans la connexion facilitée par la solution. Les producteurs ne rejoindront pas une plateforme sans acheteurs et les acheteurs ne rejoindront pas une plateforme sans producteurs.
Ce problème de la poule et de l’œuf est vrai pour toutes les plateformes naissantes. La bonne nouvelle est qu’en agriculture, tant du côté de l’offre que du côté de la demande, de grandes entreprises peuvent amener leurs besoins ou leurs réseaus d’acheteurs (ou les deux) à relancer la plateforme, tout en fournissant le capital nécessaire pour financer son développement.
Pour déterminer qui est le mieux placé pour créer et soutenir une marketplace de produits agricoles non transformés à grande échelle, nous pouvons examiner l’un ou l’autre des côtés de la plateforme.
Une place de marché de produits agricoles a besoin d'acheteurs
Les très gros acheteurs de produits agricoles, tels que les grands transformateurs de produits alimentaires Cargill, Nestlé, Archer Daniels, Sysco, auraient tout intérêt à investir dans une marketplace de produits agricoles. Leurs relations avec les agriculteurs peuvent garantir que suffisamment d’agriculteurs se joignent à la plateforme pour la lancer. À mesure que les agriculteurs rejoindront la plate-forme, d'autres acheteurs rejoindront également la place de marché (et attireront ainsi davantage d'agriculteurs qui attirent plus d'acheteurs, et ainsi de suite, à mesure que les effets de réseau se manifestent).
Pour les transformateurs de produits alimentaires, opérer une marketplace facilitant les transactions directes avec les agriculteurs réduit leurs coûts, augmente la transparence de la chaîne d'approvisionnement et leur permet de rechercher la qualité parmi un plus grand nombre de cultures différenciées. Ou, inversement, ne pas dépenser pour certaines qualités dont ils n’ont pas besoin. Par exemple, une minoterie peut avoir besoin de grandes quantités de blé à haute teneur en protéines pour certains produits, mais une brasserie n’a pas besoin de blé à haute teneur en protéines et peut investir dans une souche moins dense en protéines. À l'heure actuelle, les silos-élévateurs mélangent la qualité et les autres cultures… Les entreprises de transformation des aliments réduisent leurs propres coûts en rationalisant la chaîne d'approvisionnement et dégagent des revenus supplémentaires en facturant des frais à ceux qui souhaitent bénéficier de la plateforme.
Une Marketplace de produits agricoles a besoin d'agriculteurs
Comme en France, les États-Unis comptent plusieurs grandes coopératives agricoles. Et certaines d'entre-elles sont énormes : CHS, les producteurs laitiers d'Amérique, Land O'Lakes, GROWMARK ou Agri Processing Inc. Si les places de marché de produits agricoles cherchent à accroître les marges des agriculteurs, toute grande coopérative est bien placée pour construire ou acheter une plateforme.
Si les coopératives agricoles étaient propriétaires de la plateforme de vente et de distribution, elles pourraient alors faire en sorte que leurs agriculteurs puissent vendre leurs cultures au meilleur prix. Actuellement, beaucoup d’agriculteurs sont bloqués dans un circuit de vente unique qui ne leur permet pas de se différencier par la qualité de leurs produits ou leur méthode d’agriculture. Les agriculteurs qui souhaitent investir dans des semences plus chères et des techniques d’agriculture respectueuses de l’environnement peuvent désormais trouver un marché disposé à payer pour cet investissement.
Bien entendu, rien n'empêche les coopératives et / ou les entreprises de transformation des produits alimentaires de s'unir pour créer une infrastructure numérique avantageuse pour tous. En effet, il existe des exemples dans d'autres industries. Dans l’industrie de la téléphonie mobile, les fabricants de téléphones se sont regroupés au sein de l’alliance Open Handset pour créer des téléphones fonctionnant sous Android. Dans le secteur financier, des banques se sont regroupées pour créer Zelle et numériser les transferts de fonds (et rivaliser avec Venmo).